Un témoignage sur l’entrée en internat

vendredi 12 septembre 2014
par  F.LEGEAS-BOUTTIER
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J’AI « PLACÉ » MA FILLE : RETOUR SUR UNE ANNÉE DE RUPTURE, RETOUR SUR UN PASSÉ PLUS LARGE ET PETITS DÉTOURS VERS L’AVENIR...

...UNE PHASE DE BONHEUR

Ma fille est entrée en MAS il y a un an : l’annonce de cette place a correspondu - osons le dire - à un bonheur immense. L’idée peut choquer les bonnes âmes, les « bons parents ». Pourtant, je l’assume à plusieurs titres et sur
différents registres . D’une part, l’espoir de voir se concrétiser l’orientation obtenue de la CDAPH est tellement ténu, lointain, que « LA » place qui apparaît relève de l’inespéré. Pourtant, elle est l’aboutissement d’une mobilisation tant administrative
qu’affective déjà longue : il faut que l’attente cesse ; elle partait pour durer... et voilà que se profile une solution ! D’autre part, le soulagement tient aussi à la dureté de la pression ressentie au cours de la phase d’admission. Je disais l’an passé avec un sourire désabusé qu’au fond, passer le concours de l’Agrégation était moins sélectif et
laissait au moins la possibilité de réitérer l’expérience l’année suivante... Ici, des familles sont mises - qu’on le veuille ou non - en concurrence, et les « perdants » en « reprennent » pour plusieurs années d’inquiétudes et de difficultés. (Il y a du reste là matière à reflexion : comment, dans ce contexte, les familles peuvent-elles être solidaires ? Et du côté de ceux qui oeuvrent au recrutement, une réflexion sur la procédure de sélection des candidatures ne pourrait-elle être menée ?)
Il tient enfin au fait que, pour la première fois depuis longtemps, j’ai été fière de voir que ma fille pouvait s’intégrer quelque part ; rassurée aussi : enfin,la possibilité d’être malade ! Et pour longtemps ! Et avant que la lourdeur quotidienne ne suscite d’ingérables tensions ! Contente également de pouvoir reprendre le cours de ma vie, jamais perdu de vue mais tout de même mis très à l’écart depuis 20 ans.

...UNE PHASE OU L’ON DOIT FAIRE FACE AUSSI AUX SENTIMENTS D’AUTRUI ET AUX SIENS

« Et ceux du jeune concerné ? » me demandera-t-on immédiatement, sur un mode bien pensant. Ne soyons pas hypocrites ; ils sont largement conditionnés par ceux de l’entourage proche. Le plaisir de ses parents, les félicitations reçues ici et là pour sa « promotion » au statut d’adulte, la découverte de nouveautés, le fait d’être un point de mire : voilà qui a satisfait notablement la jeune demoiselle. Pour le reste, évitons de projeter nos pensées sur son ressenti !

Les « Autres » ? Le terme recouvre en réalité une galaxie d’éléments disparates : collègues de travail, commerçants du quartier, médecin(s)(et ils ne se gênent pas, bien souvent, pour émettre - par définition doctement - leur point de vue, volontiers présenté comme scientifiquement autorisé : c’était ma minute d’acrimonie...). Ce sont aussi les membres des deux familles parentales... et puis, surprise (! !) certains professionnels du Secteur enfants.

Ceci posé, à quels discours nous confrontent-ils ? À quelle image de notre fille et de nous-mêmes nous renvoient-ils ? Alors que l’on est soi-même dans une sorte d’envahissement complexe de sentiments, lié au tournant inattendu que prend notre vie, on est (mais l’est-on vraiment ?) surpris de constater de nouveau à quel point tout événement majeur peut être discriminant en termes de relations. Resurgissent des figures déjà connues au moment de la naissance : il y a ceux qui refusent le handicap, qu’ils méprisent et qui leur répugne ; ceux-là (que je condamne en
tant que mère de ma fille, mais dont je peux concevoir la réaction), après des années de silence pour ne pas nous peiner, expriment sans y prendre garde, par petites touches, leur sentiment réel (type, absurde : « vous avez été très courageux : avec un enfant pareil, je me serais suicidé » ou « ces gens-là sont mieux entre eux »). Il y a les compassionnels impénitents, qui ne mesurent pas toujours bien l’ampleur ni la nature du problème : ils oscillent entre « la pauvre » (notre fille) et « mes pauvres » (nous), l’idée centrale étant celle d’un abandon, d’une dissolution du cercle de famille après des années « d’amour partagé » et de « sacrifices » parentaux. Il y a tous ceux qui ont semblé s’intéresser un minimum à ce que l’on pouvait en dire et qui - sans surprise - s’en moquent éperdument, refusant de voir la spécificité de la situation : « c’est mieux pour vous ; et puis, de toute façon, tous les enfants partent... etc » ; le calendrier a, de ce point de vue, apporté son lot de situations savoureuses : c’était le moment des concours et examens, et certains collègues ont sans vergogne tout assimilé - la question du classement final de leurs enfants, leurs « angoisses » à ce sujet, le tout succédant longuement à l’énoncé ci-dessus. Il y a, plus difficile, des points de vue du même type émanant de proches : parents, fratrie, qui manifestent leur distance de fait ; douloureux aussi, quoique en général subodoré - le constat que certains professionnels n’ont jamais véritablement accepté votre enfant.

Seuls, sans doute, les deux parents sont en mesure de se comprendre à ce moment précis, aboutissement d’un passé si prégnant.

AVEC LA CONNAISSANCE, L’AMBIVALENCE, OU DU MOINS LA NUANCE

La phase initiale a été, donc, riche en émotions , parfois contradictoires ; elle est vécue aussi dans une sorte d’excitation ; puisque tout change, changeons tout et investissons les lieux : les vêtements, la coiffure, l’ameublement... tout y est passé, avec plaisir. Nous découvrions des gens, un établissement, a priori porteurs d’un
projet, d’une certaine vision.
Cette satisfaction globale perdure largement, disons-le clairement. Néanmoins, ne nous leurrons pas :
Non, le personnel n’est pas assez nombreux et trop changeant,
Non, l’information n’y circule pas toujours bien,
Non, le dialogue n’est pas forcément facile,
Non, la place de la famille n’est pas assez pensée,
Non, la MAS n’est pas une « vraie maison »,
Non, je ne voudrais pas personnellement vivre là, loin de mes proches, même si j’adore ne pas les voir dans la journée, Non, à 20 ans je ne vivais pas avec des quadra ou quinquagénaires (et réciproquement)...
Oui, on peut sans nul doute y éprouver de la solitude,
Oui, plus encore qu’à la maison (la vraie), la totale dépendance pèse,
Oui, existent des activités et un discours - sincère - autour de celles-ci : mais celui qui ne peut les pratiquer ?
Celui dont le plaisir de vivre tourne avant tout autour de liens humains ? Qu’en a-t-il à faire ? Que peut-il en faire ?... sentiment gênant que LE polyhandicapé type est censé être celui qui parle un peu, se déplace un peu : une hiérarchie de plus ?
Oui, existe une volonté de se former, progresser, mais très curieusement, sans mettre nettement à profit de belles avancées type domotique...
Oui, il y a projet individuel : mais avec quelle prise en compte de son passé lorsqu’arrive un nouveau résident ? Quelle prise en compte du « changement générationnel « éventuel ? (un jeune de 20 ans a déjà connu le CAMPS, l’IME, etc... ce qui n’était pas le cas autrefois). Tout est donc loin d’être pleinement satisfaisant !

L’INUTILITÉ DU REMORDS OU DE LA CULPABILITÉ FACE A L’INÉLUCTABLE : AGIR PLUTOT QUE SUBIR

« RESPONSABLES MAIS PAS COUPABLES » ? J’entends par là plusieurs choses. Toujours, depuis sa naissance, je me suis sentie intimement responsable de ma fille : responsable de son état, et donc aussi en partie coupable, puisque j’avais pressenti ce qui arrivait et que je n’ai pas su « engueuler » suffisamment les médecins pour qu’ils m’écoutent ; Responsable de son bien-être, Responsable de ce qui adviendra pour elle.
Pour autant, j’admets difficilement la condamnation sous-jacente que contiennent certaines assertions ou réflexions « coupable d’abandon » pour l’avoir « placée » ? Ce dernier mot, très négativement connoté , est injuste, inutilement.
Que vaut-il mieux ? Un adulte choyé lors des retours à domicile, auquel on pense en son absence, qui - au-delà des limites mentionnées précédemment - peut vivre en compagnie d’autres personnes ? Ou un adulte à domicile devant lequel on se laisse aller à exprimer sa lassitude, que l’on n’arrive plus à manipuler ? Et a-t-on vraiment le choix : encore faudrait-il être éternel... et éternellement jeune !
Je me sens parfois mal à l’idée de cette mise en internat, mais pas toujours. Et j’interdis à quiconque, ignorant du réel, de me juger (les mêmes prennent-ils à domicile leurs parents invalides ? Les emmènent-ils en vacances ?)

PRENDRE LES DEVANTS

Je plains très sincèrement - quitte à les irriter et à être la cible de critiques acerbes - les parents qui, pour survivre, ont totalement recentré leur vie autour de leur enfant lourdement handicapé. Ils n’ont pas cependant, quoiqu’on veuille bien en dire, toujours eu le choix. Je l’ai déjà énoncé ici ou là , je le redis : je reste « fascinée » par ce discours qui consiste à dénoncer l’impossible rupture pour certaines familles ; après les avoir souvent laissées seules face à d’insurmontables problèmes, comment peut-on oser venir leur dire - quasiment- qu’elles sont en gros immatures et font le mal de leur enfant (la formulation est outrée, mais l’idée est là) ? Au nom de quoi critique-t-on tout particulièrement les mères ? (Sigmund, au secours !)
Ceci étant, j’avoue rétrospectivement ma satisfaction pour avoir réussi au moins en partie à résoudre la quadrature du cercle : le contexte a été clément, puisque, enseignante, j’ai disposé comme on le sait de congés abondants assortis d’un maigre emploi du temps ; continuer à travailler préserve, indéniablement. Encore faut-il le pouvoir (cf horaires des IME...) Les rencontres nous ont aussi été favorables : un appui incroyable nous a été apporté dans les premières années de notre fille, bien au-delà du simple service professionnel. Elle a ainsi pu être, sans jugement de
valeur, accueillie très tôt, pour une nuit, hors du foyer familial où cela ne se passait pas bien à ce moment.
Mais il y a eu aussi, de façon volontariste de notre part, des moments progressivement plus longs de séparation : une semaine d’abord en colonie dans l’Ain (nous étions, nous, à Lyon... non loin de là), puis plus, jusqu’à des quinzaines d’accueil temporaire en MAS. Je n’ai de leçon à donner à personne : chacun fait ce qu’il peut, au fil des jours. J’aurais néanmoins tendance à encourager les jeunes parents à s’engager sur cette voie (d’autant qu’elle est désormais mieux balisée qu’il y a 10 ou 15 ans) : vivez ! N’attendez pas d’être au pied du mur ! Continuez à faire avancer l’idée d’un lit « tournant » (savamment rebaptisé séquentiel), mais ne vous réfugiez pas derrière sa non création (l’ »Arlésienne ») pour ne pas « oser ». Les « petits camps », pour autant qu’ils perdurent, sont autre chose : il faut se confronter à l’idée et la réalité d’un départ avec des inconnus... et constater un retour « en entier ». Sinon, plus le temps passe, moins l’on y parvient : le handicap s’aggrave ou devient plus visible, plus difficile à prendre en charge... et l’on a donc de moins en moins confiance dans les autres. Par ailleurs, on perd aussi toute envie « pour soi ».

ENTENDRE ET SE FAIRE ENTENDRE

Entendre : recevoir, comprendre... de lourdes contraintes pèsent sur les établissements : comptables, juridiques, humaines, matérielles. On ne peut espérer faire avancer quoi que ce soit en les ignorant : le cadre s’impose. Il serait de ce point de vue intéressant que l’APEI accentue son effort d’information et de contact avec les familles ; que les établissements, plutôt que de « botter en touche » exposent clairement leurs marges de manoeuvre et leurs choix.
Se faire entendre : de l’établissement, de l’association MAIS aussi des pouvoirs publics : si mon goût de la formule vipérine me pousse volontiers à des critiques à l’égard des premiers, il me semble essentiel de toujours avoir à l’esprit que ce sont in fine les derniers qui autorisent ou non, financent ou non. Il s’agit là , au sens premier, de décisions politiques : les représentants élus de la « cité » votent un budget et des lois ; « Gouverner, c’est choisir » : leur conception du bien commun et de la société les conduit à définir des priorités. Sachons donc leur rappeler que - loin de tout amalgame confus et fumeux autour de la notion - la citoyenneté se caractérise par le droit de vote et son exercice : ils y sont sensibles !

AU TOTAL, UNE RUPTURE FONDAMENTALE, D’AUTANT PLUS FORTE QUAND LE HANDICAP EST SÉVERE

Que dire de l’année écoulée ? Riche en rebondissements ; espoir et désespoir ; bonheur et rancoeur ; pleurs et rires... En tout état de cause, ma fille est restée très présente pour moi, pour nous. Sa vulnérabilité nous est plus que jamais apparue, mais sa maturation, aussi. Certaines tensions s’apaisent, d’autres craintes surgissent : tout est en nuances, revirements, complexité. Une chose, seule, est sûre : le caractère inéluctable de la séparation, la conscience qui se fait plus aigüe d’un cap franchi... et de ce que sera le suivant. Cette conscience est exacerbée par la vision de résidents dont certains sont plus proches de notre âge que du sien, par les évènements familiaux aussi, avec la disparition concomitante des grands-parents, par exemple. Malgré tout, incurable optimiste, et pour finir sur une note plus gaie : quel plaisir de retourner ensemble au cinéma, de recevoir et être reçu n’importe quand, de prendre du temps pour soi...
MERCI à tous ceux qui nous ont accompagnés et /ou nous accompagnent encore dans cette « expérience hors-normes ».


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